Une sordide affaire de traite des êtres humains vient d’être jugée en Champagne. Au cours des vendanges 2023, dans le plus prestigieux des vignobles de France, des dizaines de travailleurs ont été maltraités et exploités à Nesle-le-Repons. Des peines de prison de un à deux ans fermes ont été requises pour les trois prévenus incriminés, ainsi qu’une amende de 200 000 euros pour la société viticole de Cerseuil qui a utilisé leurs services. Le Tribunal Correctionnel de Châlons-en-Champagne rendra son jugement le 21 Juillet prochain.
Alignés sur les bancs des victimes, ils ressemblent à ces migrants qu’on s’est habitué à voir en nombre du côté de la Porte de la Chapelle. 57 africains se sont portés partie civile dans cette retentissante affaire de traite des êtres humains. Ils sont originaires du Mali, de Mauritanie ou de Côte d’Ivoire pour la plupart. Tous, à part 3 d’entre eux, étaient en situation irrégulière, et sans travail. Alors, 80 euros par jour pour cueillir des raisins, « ça valait le coup » est venu dire une des victimes à la barre. Même si l’employeur leur réclamait 10 euros pour un logement indigne, et 10 de plus pour une misérable pitance.
DEUX RECRUTEURS TRÈS EFFICACES
Celui qui est chargé de faire circuler cette proposition si séduisante est un coiffeur du 19ème arrondissement. Camara Abdoulaye est africain d’origine, mais il est né à Paris. Il est contacté, « par hasard », c’est en tous cas ce qu’il affirme, par le mari de Svetlana Goumina. La gérante et seule actionnaire de la société ANAVIM a besoin de bras : ses donneurs d’ordre champenois lui ont confié leurs vendanges. Dans ce quartier nord de Paris, à la table d’un bistrot ou sur le trottoir, Abdoulaye sait parler à ces immigrés prêts à tout pour gagner quelques euros. Et il n’est pas très regardant sur les formalités. Comme le précisent les chefs d’accusation, il leur fait signer « des contrats de travail qui n’en sont pas ». Et puis, «si tu n’as pas de papiers, tu prends ceux de quelqu’un d’autre.» Temuri Muradian, qui fait équipe avec le coiffeur, tient le même discours. Ce Georgien de 33 ans, surnommé « le barbu » par les travailleurs qu’il recrute, vit en France depuis plusieurs années. Il a pu exercer, entre autres, le métier de chauffeur VTC avant d’être poursuivi aujourd’hui, comme Abdoulaye Camara et Svetlana Goumina, pour traite des êtres humains. Il raconte que le bus affrété pour conduire ses recrues jusqu’en Champagne a été pris d’assaut à Paris, y compris par des sans papiers qui s’y sont cachés pour profiter de la manne des vendanges.
PIRE QUE DANS UN CHENIL
Les deux recruteurs leurs avaient promis le couvert et le gîte à l’hôtel… finalement « trop compliqué à gérer ». Alors les vendangeurs sont débarqués dans une maison délabrée (image ci-dessus) à Nesle-le-Repons. La bâtisse vient d’être rachetée par Svetlana Goumina. Quelques matelas crasseux sont jetés au sol, mais il n’y en a pas assez. Le « barbu » se charge d’en acheter des gonflables pour que les vendangeurs ne dorment pas directement sur la terre. Ils disposent de moins d’un mètre carré chacun. Il y a six toilettes sordides et plus ou moins opérationnelles, tout comme ces quelques douches de fortune où l’eau ne coule pas toujours. Quant à espérer qu’elle soit chaude…Trois parpaings servent de foyer dans la cour pour tenter d’améliorer l’ordinaire : 5 kilos de riz pour 57 personnes avec un peu de poulet le soir. À la pause de midi, on a droit à un sandwich congelé qu’il faut ingurgiter en 15 minutes. « J’ai fait au mieux » expliquera le coiffeur pendant sa garde à vue, ajoutant que cela lui paraissait « suffisant » et qu’il n’a « pas de mauvais souvenirs » de cette prise en charge. Pas d’états d’âme, tout comme à l’audience d’ailleurs.
COMME UN ESCLAVE
A Nesle-le-Repons, le réveil est à 5 ou 6 heures. Il faut s’entasser dans une camionnette sans fenêtre et sans siège pour atteindre les vignes et pour en revenir. Ce n’est pas avant 19 heures rapporte un des témoins à la barre. Olivier Orban conteste, il tient son démenti : les pressoirs ferment à 18 heures. « Ce serait bien la première norme respectée dans ce dossier » ironise l’avocat de l’Union Départementale CGT. Le témoin, quant à lui, persiste et signe, sur les horaires et sur la maltraitance. « Comme un esclave » dit-il, la gorge serrée. Le « barbu » est chargé de gérer la troupe dans la fermeté. «Il était tout le temps derrière nous, tu coupes, tu coupes ». « La seule chose qui compte pour les recruteurs, c’est que le travail soit fait » ponctue le procureur un peu plus tard. Ils sont donc là pour motiver les vendangeurs sous la pression. L’autorité du « barbu » est même appuyée par des jets de bombe lacrymogène, et jusqu’à la menace du pistolet tiré de la boîte à gants quand le ton monte entre les cueilleurs. Car le ton est monté parfois…et heureusement. C’est un appel du maire pour tapage qui va permettre aux gendarmes de découvrir ce que l’avocat du Comité Contre l’Esclavage Moderne qualifiera d’ « inhumanité crasse ». Ajoutant que « les victimes, dont le parcours d’exil est pourtant douloureux, n’ont jamais été traitées de la sorte. «
LE MONDE SANS PITIÉ DE SVETLANA
Svetlana Goumina est née au Kirghizistan il y a 46 ans. Le compte rendu de sa garde à vue, après l’abominable découverte, indique qu’elle maîtrise tout à fait la langue française. Mais à l’audience, elle réclame un interprète et on ne peut s’empêcher de soupçonner une manœuvre de sa part, pour enliser les débats. Elle a été esthéticienne à ses heures et se dit apatride. Ce qui ne lui interdit pas de faire des affaires en France, comme gérante de la société de services qu’elle a créée en Champagne. Et particulièrement quand la main-d’œuvre fait cruellement défaut pour récolter le raisin. Olivier Orban est là pour en témoigner. Il gère la Société Cerseuillat de la Gravelle, à Mareuil-sur-le-Port, jugée ici pour travail dissimulé. Il est lui-même prestataire de service viti-vinicole. Et dans ce cas particulier, sous- traitant de sous-traitant, en quelque sorte : il vendanges pour le compte de plusieurs marques, et des plus prestigieuses, en recourant aux renfort des travailleurs de l’ANAVIM. « C’est miraculeux que quelqu’un arrive avec 80 personnes pour les vendanges. Même Moët et Chandon (un de ses donneurs d’ordre ndlr) n’arrive pas à les trouver. » Celle que les cueilleurs appellent « la dame », lui demande 45 centimes par kilo de raisin récolté, alors que le tarif économiquement tenable est à 60 centimes. « Et quand quelqu’un arrive avec 80 personnes, presque le double de vos besoins, à des tarifs incroyables, tout en les logeant, vous ne vous posez pas de question, demande le président du tribunal ? Non. Quand je vois une promotion au supermarché, je ne me pose pas de question. J’en profite. » Le cynisme aura décidément toute sa place dans les débats.
Svetlana Goumina
LA MAUVAISE FOI, SANS LES SCRUPULES
L’homme revendique ainsi d’avoir été « un bon citoyen », puisqu’il a ramené des bouteilles d’eau aux cueilleurs, en cette vendange caniculaire, et des baguettes aussi. Deux baguettes par jour à peu près. « Et quand les travailleurs vous disent qu’ils ne sont pas payés », insiste le président. « C’est pas moi qui gère ». Le devoir de vigilance, certifié par une attestation officielle des sous-traitants, ne le concerne donc pas. Sans le cadrage précis et documenté des juges et de la défense, le procès serait une tartufferie. Toutes les questions qui dérangent sont éludées par les quatre prévenus avec une désinvolture sidérante. Concernant l’hébergement indigne des travailleurs, « la dame » prétend qu’elle ne savait pas qu’ils vivaient dans ses murs, alors qu’ils l’ont vue sur les lieux tous les jours. « Madame est victime d’un squatt chez elle, ajoute le procureur un peu plus tard. »Mais ce n’est pas tout. La gérante de l’ANAVIM a manqué à toutes ses obligations administratives. Elle n’a pas vérifié les papiers de ses cueilleurs, elle ne les a pas déclarés (la MSA lui réclame 345 000 Euros pour les charges sociales), elle n’a pas demandé d’autorisation réglementaire d’hébergement, et la plupart des vendangeurs n’ont pas été payés. Et elle se justifie en une phrase : « J’ai un peu tout mélangé ! » Cette prétendue bonne conscience provoque le malaise quand la défense plaide la liberté de choix des travailleurs : ils n’avaient qu’à partir s’ils n’étaient pas satisfaits.
L’ASSERVISSEMENT PAR LA DETTE
Mais c’est bien le défaut de liberté qui rend le récit des travailleurs oppressant. « Ils n’ont d’autre choix que de se soumettre », dit un des avocats de la CGT. La gare de Dormans est à deux heures et demie à pied, ls ne savent ni lire ni écrire, ils n’ont même pas de quoi payer un billet de train parce qu’on leur doit de l’argent. « Ils sont asservis par la dette ». « La chaîne va du recruteur aux grandes marques en passant par les prestataires de service. » ajoute le conseil de l’Intersyndicat CGT du Champagne.Les faits sont graves et choquants. La désinvolture des prévenus à l’audience ne l’est pas moins. « L’avertissement de 2021 n’a donc pas servi ! », dit encore l’avocat. Il fait allusion à une précédente condamnation pour des faits très semblables. LireICI Cette fois le Comité Champagne s’est lui aussi porté partie civile dans le dossier. Car comme l’a rappelé le ministère public, « la sous-traitance de la production d’un produit d’excellence ne doit pas être un écran à l’indignité des pratiques. Olivier Orban ne peut pas se laver les mains. Les travailleurs se sont plaint auprès de lui de ne pas être nourris, ni payés. Il avait un devoir de vigilance. Il devait faire respecter le droit du travail. Le tribunal devra passer un message fort à tous les prestataires de service. » Dénonçant une inhumanité crasse, le Procureur de la République Jean Philippe Moreau a requis 4 ans de prison dont deux fermes avec mandat de dépôt à effet différé, contre Svetlana Goumina, et un an ferme contre ses deux recruteurs, sans amménagement de peine. Contre la société viticole de Cerseuil une amende de 200 000 euros a été requise. Le jugement sera rendu le 21 Juillet prochain.