DE LA DOULEUR INTIME AU PROCÈS DES GLYPHOSATES

Gabrielle, la narratrice du dernier livre de Gisèle Bienne, voit son frère Sylvain mourir d’une leucémie aigüe myeloblastique. Cette LAM si souvent fatale aux agriculteurs qui ont innocemment utilisé les pesticides pour l’amour de leur terre. Si LA MALCHIMIE nous bouleverse à ce point, c’est qu’elle nous immerge, avec une infinie pudeur, dans cette souffrance universelle qu’est la lente agonie d’un être cher. Ici, les causes connues de ce drame n’en sont que plus révoltantes. Car cette disparition prématurée de Sylvain et  de tant d’autres est bien due aux produits phytosanitaires 

Gisèle Bienne a grandi dans une ferme de l’Aube, au sein d’une fratrie de sept enfants dont Sylvain, ainsi nommé dans le texte, était le frère chéri, « la part profonde de mon enfance » comme le dit aussi Gabrielle, la narratrice du récit qu’elle publie chez Actes Sud. Sylvain n’a pas survécu à la leucémie qui l’a emporté après un séjour de neuf mois dans les chambres stériles du CHU de Reims.  La puissance du roman qui nous fait vivre ce drame réside dans sa construction en allers retours incessants. Le tram qui voyage de l’appartement de Gabrielle au chevet de Sylvain. Les souvenirs qui s’envolent de l’hôpital à l’herbe verte de l’enfance. Et cette industrie chimique qui passe d’un traitement à l’autre : celui qui abîme le frère tant aimé avec une chance infime de le sauver,  tout comme celui qui prétendait soigner les champs qu’il aimait cultiver. L’hématologue, en qui il voyait une alliée,lui annoncera sans beaucoup de ménagements  qu’elle ne peut plus rien faire. Les pesticides avaient été sournois. Ce coup ultime a le mérite d’être franc

UN REQUISITOIRE ÉTAYÉ

Dans les chambres stériles  du CHU de Reims les agriculteurs atteints de leucémie sont sur-représentés. Personne ne l’ignore, ni les familles ni les soignants. Il faut dire que l’Aube et la Marne sont en têtes des départements les plus pollués aux pesticides, dans les vignes et dans les champs. Sylvain et Gabrielle en ont payé les conséquences. Bayer, Monsanto, Syngenta et tous les autres,  Gisèle Bienne les connaît par cœur.

Elle sait qu’ils ont avancé masqués, en vendant  leurs produits phytosanitaires, une « boursouflure sémantique » écrit-elle, comme des vaccins qui allaient améliorer la terre. Ils détenaient la science face à des « bouseux » qui ne savaient rien. Le récit fait mouche par l’émotion  qu’il suscite et avec d’autant plus de force  qu’il s’appuie sur une enquête rigoureuse, analysant ainsi l’emprise de l’industrie chimique sur des agriculteurs pris au piège. « J’en veux beaucoup aujourd’hui aux industriels dit-elle, parce qu’ils savent. Monsanto, diaboliquement procédurier devant la justice, rend les agriculteurs responsables de leur maladie. » Il faut dire qu’elle se manifeste après des années, comme pour l’amiante, mais les ouvriers agricoles n’ont pas de syndicats pour les défendre. La Mutualité Sociale Agricole reconnaît le Parkinson comme une maladie professionnelle, mais pas la leucémie. « Tout est nié dans une logique économique implacable ajoute Gisèle Bienne. On traite partout, toujours plus. Ce n’est pas facile de passer au bio, mais on pourrait au moins réduire les traitements. Ce récit je l’ai écrit parce que je voulais que mon frère continue d’exister. Il est une part de moi. J’étais une petite maman. On a travaillé ensemble dans les champs. La plaine de l’Aube était d’une beauté extraordinaire avec des  coquelicots, des boutons d’or, des bleuets, des grenouilles et des sauterelles. Quand j’ai vu le livre imprimé, j’ai eu une grande joie… et une peine infinie. « 

LA MALCHIMIE, récit de Gisièle Bienne. Éditions ACTES SUD.

Gisèle Bienne a reçu le Prix Maurice Genevoix pour la Malchimie le 20 Juin 2019

 

 

 

 

 

Monique Derrien

Reporter puis grand reporter à Radio France de 1987 à 2016. Prix du Grand Reportage de Radio France. Chronique judiciaire régulière et assidue des petits et grands procés : Chanal, Heaulme, Fourniret. Attention soutenue sur les audiences et faits de société et sur la politique, un peu. Parce qu'ils disent presque tout du monde qui nous entoure. Intérêt marqué pour la culture, la gastronomie et le champagne. Celui qui se boit et celui qui a su si bien se vendre jusqu'ici.

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